12

 

Revenir en arrière. Sans cesse. À nouveau ce sont les paysages heureux du Veluwe que je revois, mêlés aux troubles lancinants d’une mémoire bouleversée. Monsieur Vrins est mort, et qui se souvient de lui, sinon l’obscur auteur d’un récit décousu, alors qu’il pleut sur Rethel ? Il y eut un cheminement dont je m’efforce en vain de restituer les étapes. Quel cheminement ? Jamais je ne pourrai rien affirmer. Seulement m’abandonner à tâtons à des évocations disparates, comme celles de mes randonnées cyclistes jusqu’aux rivages paisibles du Zuyderzee. Il n’était pas encore devenu ce bras d’eau pompé par les polders que l’on a depuis rebaptisé du nom sans faste de « lac de l’Ijssel », Ijsselmeer. Je regardais avec surprise paître à deux pas de l’eau, parmi des laiches, de lourdes vaches blanches et noires dans des prairies grasses qu’une ombre de marée ourlait d’une légère écume. Et puis j’allais errer lentement, ma bicyclette à la main, dans les ruelles monacales de vieux ports mourants qui se nommaient Nijkerk, Elburg ou Harderwijk. Le long des quais nus, quelques mâts immobiles survivaient à la disparition des anciennes flottilles. Parfois les derniers pêcheurs accostaient, toutes voiles carguées, une écharpe verte nouée au bout-dehors, comme s’ils n’avaient pris la mer que pour m’offrir le spectacle nostalgique de leur retour, le chant guttural de leur parler, et l’odeur poignante des anguilles s’agitant, en une mêlée noire aux nodosités luisantes, sur le pont sonore encombré de chaluts.

 

Tel fut, cet été-là, le charme immense de mes journées. Pour rien au monde je n’aurais renoncé aux courses solitaires qui me procuraient pareils plaisirs. L’amour avec Mina ne modifiait pas mes habitudes ; au contraire, loin de m’occuper l’esprit, d’accaparer mes sens, il renforçait mon besoin de flâneries enfantines. Lorsque je rentrais à Bezuidenhout, il faisait nuit quelquefois, et je lisais dans les yeux bleus de Madame Vrins un reste d’inquiétude, dans ceux de Mina une ombre de reproche, tandis que Monsieur Vrins m’accueillait avec une sérénité joyeuse qui me ravissait. Les deux femmes m’accablaient de questions auxquelles je répondais par monosyllabes, dont Monsieur Vrins interrompait vite le flot, en me lançant un clin d’œil complice. Lui-même avait fort envie de m’accompagner de temps en temps sur son immense vélo noir au guidon si haut qu’en selle il avait une allure de Don Quichotte monté sur un cheval à roulettes. Monsieur Vrins était un vieillard très grand et très maigre, à la longue figure noble et tannée, barrée d’une forte moustache blanche taillée en pointe, et surmontée d’une splendide chevelure aux ondulations immaculées. Le problème était, pour cet octogénaire ascétique, droit comme un arbre de trinquet, d’enfourcher sa monture antédiluvienne, opération qu’il ne réussissait pas toujours du premier coup, mais, une fois assuré sur sa selle, il pouvait rouler des heures avec une régularité d’automate, campé raide sur l’échine de sa haridelle, l’arête du nez coupant le vent, le regard dominateur, et la flamberge des mèches agitée superbement à la cime d’un front impavide. Il ne lui manquait que la lance, et les moulins apeurés n’avaient qu’à bien se tenir. Ma propre maigreur interdisait cependant à quiconque de me confondre avec Sancho Pança. Les moulins se rassuraient vite. Et je les saluais d’un regard lorsque nous les croisions, Monsieur Vrins en tête, plus abraqué que s’il eût figuré au côté de la reine dans le carrosse du sacre, et moi, riant sous cape, dans son sillage, jeune page romantique fourvoyé dans une chevauchée picaresque. En ces années impalpables du bonheur, la bicyclette, et plus précisément la bicyclette antique, habillée de lustrine noire, insensible aux modes méridionales, rebelle aux futilités vulgaires du dérailleur ou du guidon galbé, dédaigneuse et immuable comme une rolls royce, se partageait avec la monarchie débonnaire le gouvernement des Pays-Bas. Et l’on pouvait ainsi, sans craindre d’autre accident que le dérapage sur une pomme de pin, sinuer par les digues étroites du Betuwe, franchir les cols mirobolants du Haut-Veluwe, et foncer hardiment à la conquête des villes aplaties sur les bords du Rhin, de l’Ijssel ou du Waal, fût-on le plus cacochyme des vivants, et ne dût-on qu’à la faveur d’un permanent miracle de garder en selle un équilibre aristocratique.

Je revois Monsieur Vrins (est-ce la dernière promenade que nous fîmes ensemble ?) me montrer d’un large geste du bras l’horizon infini du Betuwe avec ses vergers frémissants sous la brise à perte de vue. Nous avions acheté des cerises au jus si vif, à la peau si drue que nos lèvres noircissaient. Nous étions assis dans l’herbe, sur le talus de la digue supportant l’étroite chaussée déserte, et l’air parfumé, toujours délicatement humide, courait dans nos cheveux et nous faisait cligner les paupières. Le profil tendu du vieillard, un profil altier, quel autre adjectif ? devenait, lorsque je levais les yeux vers lui, le camée d’ivoire que mon souvenir retrouverait.

 

Ce soir-là, après notre retour, Mina m’avait entraîné dans les bois, derrière Bezuidenhout, sous le prétexte d’une cueillette de girolles. Je ne t’ai pas assez aimée, Mina, et j’ai méprisé le plaisir doux et chaud de ce corps que tu m’offrais et qui fleurait la bruyère et le sapin. Je n’aurai pas assez connu le fruit dur et franc de tes seins, l’ombre bleue de ton ventre, et la tiédeur arrondie de ton épaule, quand tu cherchais à y retenir ma tête. Je ne savais pas. J’étais l’ignorance en personne. Et que suis-je aujourd’hui, que rien n’a plus la moindre réalité ?